The Source Parkes Michaël
Le monde parfait
Dieu des âmes perdues, toi qui es perdu parmi les dieux.
Noble Destin, toi qui veilles sur nous, les esprits fous et errants, écoute-moi ;
Je vis au milieu d'une race parfaite, moi le plus imparfait.
Moi, chaos humain, nébuleuse d'éléments confus, je me meus au sein des mondes achevés - peuples dont les lois sont complètes et l'ordre est pur, dont les pensées sont classifiées, les rêves immatriculés et les visions enregistrées;
Leurs vertus, ô Dieu, sont mesurées, leurs péchés sont pesés, et même les innombrables choses, qui traversent le clair-obscur de ce qui n'est ni péché ni vertu, sont enregistrées et cataloguées.
Ici, les jours et les nuits sont répartis en des saisons de conduite et sont régis par des règles d'une précision irréprochable.
Manger, boire, dormir, et couvrir sa nudité, puis être las au moment voulu.
Travailler, jouer, chanter et danser, puis s'allonger sans bouger quand sonne l'heure.
Penser ceci, sentir cela, puis cesser de penser et de sentir lorsqu'une certaine étoile se lève, là-bas, à l'horizon.
Voler son prochain avec le sourire aux lèvres, accorder des présents d'un geste gracieux de la main, louer prudemment, blâmer modérément, détruire une âme avec une parole et brûler un corps avec un souffle, puis se laver les mains quand le travail de la journée est accompli.
Aimer suivant un ordre établi, distraire son meilleur moi selon une manière préconçues, adorer les dieux comme il sied et comploter astucieusement avec les démons - puis tout oublier comme si la mémoire était morte.
Imaginer selon un motif, contempler avec considération, se réjouir gentiment et souffrir noblement, puis vider sa coupe afin que le lendemain puisse la remplir de nouveau.
Toutes ces choses, ô Dieu, sont conçues avec préméditation, nées avec détermination, nourries avec exactitude, régies par des règles et dirigées par la raison, puis tuées et enterrées selon une méthode prescrite. Même leurs tombes muettes qui gisent au fond de l'âme humaine sont marquées et numérotées.
C'est un monde parfait, un monde d'une excellence consommée, un monde de merveilles suprêmes ; c'est le fruit le plus mûr dans le jardin de Dieu, la pensée maîtresse de l'univers.
Mais pourquoi dois-je être ici, ô Dieu, moi, graine verte d'une passion insatisfaite, une folle tempête qui ne cherche ni l'est ni l'ouest, un fragment dérouté d'une planète en feu ?
Pourquoi suis-je ici, ô Dieu des âmes perdues, toi qui es perdu parmi les dieux ?
Le Fou - Khalil Gibran 1918